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Le travail et l’épidémie de solitude Mag

Le 08/11/2018
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© Michael T. McNerney/Getty Images

Les entreprises ont tout intérêt à réduire l’isolement de leurs collaborateurs.

Le 24 août 1992, aux premières heures du matin, ma famille et moi-même avons découvert, en sortant de notre abri, que notre ville – et nos vies – étaient changées à jamais. Nous venions de passer plusieurs heures blottis les uns contre les autres tandis que l’ouragan Andrew abattait sur notre région du sud de la Floride des pluies torrentielles et des vents de 270 km/h. Des bris de maison jonchaient les alentours, les lignes électriques flottaient tels des bouts de ficelle et toutes sortes de créatures marines avaient échoué dans les arbres, emportées à l’intérieur des terres par la tempête.

Comme des milliers d’autres habitants, nous avons survécu à l’ouragan et aux jours sombres qui s’ensuivirent grâce à la gentillesse d’inconnus qui nous ont apporté des vivres, de l’eau, du réconfort. Andrew a forgé en Floride du Sud un sentiment profond de connexion et de communauté, parce que le pays s’est rallié à notre cause et parce que nous nous sommes soutenus les uns les autres. Puis, lentement, la vie reprenant son cours habituel, la distance s’est réinstaurée. Nous sommes retournés à nos maisons, nos emplois, nos écoles, notre quotidien et, une fois de plus, nous nous sommes éloignés les uns des autres.

En pensant aujourd’hui à tous ces endroits de la planète que ravagent des catastrophes en tous genres, je me dis que les tragédies bien souvent nous rapprochent – mais ces liens sont fugaces.

Il y a tout lieu de se soucier du lien humain dans notre monde actuel. La solitude est une épidémie en pleine expansion. Nous sommes dans l’ère la plus connectée de l’histoire de la civilisation, pourtant le taux de solitude a doublé depuis les années 1980. Aujourd’hui, 40% des adultes vivant aux Etats-Unis disent se sentir seuls, mais des études suggèrent qu’ils seraient en réalité bien plus nombreux. En outre, le nombre d’individus qui déclarent avoir un proche confident est en baisse depuis quelques dizaines d’années. Au travail, beaucoup de salariés – et la moitié des P-DG – disent se sentir seuls dans leurs fonctions.

Lorsque j’étais à la tête du Service de santé publique des Etats-Unis, j’ai constaté par moi-même à quel point la solitude affecte des individus de tous âges et de tous milieux socio-économiques. J’ai rencontré des collégiens et des lycéens, issus de la ville comme de la campagne, qui se tournaient vers la violence, la drogue ou les gangs pour soulager le fardeau de leur solitude. J’ai discuté avec des parents qui, après avoir perdu un fils ou une fille d’une overdose, affrontaient seuls leur chagrin en raison du sceau infamant posé sur les addictions. J’ai rencontré des ouvriers, des médecins, des patrons de petites entreprises et des professeurs qui se sentaient seuls dans leur travail et au bord du burn-out.

Quand j’étais médecin, la pathologie la plus fréquente que j’ai rencontrée n’était ni le diabète ni une pathologie cardiaque, mais la solitude. Le vieil homme qui venait toutes les deux ou trois semaines à l’hôpital pour soulager ses douleurs chroniques était aussi à la recherche de rapports humains : il se sentait seul. La femme d’âge mûr luttant contre un stade avancé du VIH qui n’avait personne à appeler et à prévenir de sa maladie : elle se sentait seule, elle aussi. J’ai découvert qu’en arrière-plan des maladies cliniques se dressait bien souvent la solitude, qu’elle contribuait à la maladie et qu’elle accentuait la difficulté pour les patients d’accepter leur état et de guérir.

Ceci ne vous surprend peut-être pas. Il est probable que vous, ou une de vos connaissances, soyez confronté à la solitude. Le problème peut être grave. La solitude et le manque de lien social sont associés à un abaissement de la durée de vie similaire à celui causé par le fait de fumer 15 cigarettes par jour, et supérieur à celui associé à l’obésité. Pourtant, nous sommes loin d’avoir déployé les mêmes efforts pour renforcer nos liens sociaux que pour freiner la consommation de tabac ou l’obésité. La solitude est associée à des risques accrus de maladies cardiovasculaires, de démence, de dépression et d’anxiété. Au travail, elle réduit les performances, freine la créativité et affecte certaines facultés requises dans les postes à responsabilité telles que le raisonnement ou la prise de décision. Pour notre santé et pour notre travail, il est urgent de s’occuper de cette épidémie.

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